• Le rire est-il subversif ?

     

    Dans Le Nom de la Rose (Umberto Eco, 1980 / Jean-Jacques Annaud, 1986), le vieux Jorge commet des meurtres au nom de Dieu afin d'empêcher les moines de son abbaye de lire le second tome de la Poétique d'Aristote consacré à la comédie.

     

    Frère Guillaume

    Mais qu’y a-t-il de si inquiétant… dans le rire ?

    Jorge

    Le rire...tue la peur, et sans la peur il n’est pas de foi ! Car sans la peur du Diable, il n’y a plus besoin de Dieu.

    Frère Guillaume

    Mais vous n’éliminerez pas le rire en éliminant ce livre !

    Jorge

    Non, certes ! Le rire restera le divertissement des hommes. Mais qu’adviendra-t-il si, à cause de ce livre... l’homme cultivé déclarait tolérable que l’on rie de tout ? Pouvons-nous rire de Dieu ? Le monde retomberait dans le chaos !

     

    Ainsi, nous pouvons nous demander pourquoi l’Église considérait le rire comme subversif et hérétique, et si c'est bien le cas. La subversion est une action qui vise à renverser l'ordre social ou politique en soutenant une ou plusieurs idées, et le rire, quant à lui, est un acte naturel de l’être humain. Le rire peut donc, à la fois, soutenir des idées, comme les démanteler, et dans ce cas-là, nous pouvons le considérer comme subversif.

    Nous montrerons donc d'abord en quoi que le rire est subversif, car il est propre à l’homme, porteur de sens et exutoire des peuples. Cependant, il existe des limites au rire, que nous étudierons dans une deuxième partie.

     

     

    1. Pourquoi le rire est subversif

     

     

    Le rire est une dimension «propre à l'homme», selon Rabelais (Gargantua, 1534). Cela signifie que l’homme, en tant qu’être vivant, est le seul à avoir la possibilité de rire. Dans Le Nom de la Rose, nous pouvons noter que Guillaume, l’un des personnages, cite Rabelais. Cet anachronisme utilisé par l’auteur (car Rabelais n’existait pas encore au Moyen Age) est une satire de l’Église - ce qui nous fait d’ailleurs rire. En effet, en ces temps-là, «rire» était un acte hérétique et profanateur. Le rire est donc une «particularité» de l’être humain qu’il faut supprimer, selon l’Église de l’époque.

    Le rire est aussi porteur de sens, de messages. Dans un passage du traité des Parties des Animaux d'Aristote (philosophe grec du IVe siècle av. JC) l'auteur défend l'idée que « l'homme est le seul animal qui ait la faculté de rire », et ce, bien avant Rabelais. Par conséquent, le rire est un acte mécanique naturel de l’homme et il doit tirer sa source de quelque chose : une réaction instinctive ou une idée.

     

    Le rire est subversif car il est une forme d’exutoire. Depuis l'antiquité, les saturnales, les fêtes des fous, les charivaris et le carnaval servaient à donner l'occasion au peuple, pendant un temps court, de renverser les hiérarchies établies et de s'en moquer. Au Moyen Age,on élisait même le pape des fous : on en a un bon exemple dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo avec l'élection du bossu Quasimodo.

    Dans le film Le Nom de la Rose, les enluminures d'Adelme d'Otrante représentent un âne enseignant aux évêques et un pape en renard. Bien que réservées aux marges, qui traditionnellement accueillaient une image inversée du monde sans trop prêter à conséquence, on voit que le rire peut avoir une dimension satirique susceptible d'indisposer ceux qu'il prend pour cibles.

     

     

    Sans aller jusqu'à la satire, qui est une attaque au moyen du rire, dans un journal comme Charlie Hebdo, les journalistes parlent de l'actualité avec humour, ce qui dédramatise certains actes et ce qui permet de rire de la société. Par exemple, lors des attentats de Janvier 2015 contre Charlie Hebdo, les journalistes ont voulu minimiser l’attaque par le biais du rire et de la une avec Mahomet brandissant une affiche «Tout est pardonné» : ce qui est porteur d'un message.

     

     

    Selon une journaliste de France Inter, il vaut mieux véhiculer l'actualité en couleurs que la laisser noire et pleine de haine. Au journal Charlie Hebdo notamment, les caricaturistes se moquent du monde, des pauvres, des riches, de toutes les religions, de la politique, de nos normes… Les personnes préfèrent voir une réalité hilarante plutôt que réaliste.

    Pour parler d'une actualité dramatique, les journalistes jouent sur les mots en utilisant beaucoup d’euphémismes. Par exemple, au lieu de dire que Vladimir Poutine envoie un campement de six mille soldats pour tuer des djihadistes, on va dire que Poutine s'installe à demeure en Syrie (Canard Enchaîné, 10 février 2016).

     

    Le fait d'exprimer une idée par le rire de façon subversive peut donc indiquer une certaine liberté de pensée, et donc bouleverser les classes sociales et l’ordre sociétal en général. Le rire est le propre de l’homme, il permet de faire changer les normes : c’est en cela qu’il est subversif.

    Cependant, il peut y avoir des limites au fait de rire : peut-on vraiment rire de tout ? N’y a t-il pas des conséquences graves du fait que le rire soit subversif ?

     

    2. Les limites du rire

    Nous pouvons dire que le rire, bien que subversif, a ses limites. En effet, si le rire peut être un moyen de renverser l’ordre sociétal, il est aussi, nécessairement, confronté à des règles et des codes : ce qui est le cas dans des régimes dictatoriaux. Ces régimes contrôlent tout, et notamment les moyens de communication (médias et actualités) Par exemple, il serait impossible à un nord-coréen d’envisager de rire de Kim Jong Un, sauf s'il est diagnostiqué suicidaire…

    Lorsque nous rions de quelque chose, il est important de nous demander quel est l’objet du rire : de quoi rions-nous ? Nous pouvons donc rire de tout, mais nous oublions souvent quelles pourraient en être les conséquences. En effet, le journal Charlie Hebdo, en caricaturant le Prophète Mahomet, se doutait-il qu'il serait l'objet d'une attaque terroriste au sein même de ses locaux ?

    Lorsque de jeunes adolescents se prêtent à rire d’un ou d’une de leur camarade, se doutent-ils que leurs moqueries pourraient engendrer des situations dramatiques, comme un suicide ?

     

    Par ailleurs, le rire dépend du contexte dans lequel nous nous trouvons. Bien que subversif, et donc, renversant les rapports hiérarchiques, il est difficile cependant pour un élève de rire ouvertement de son professeur devant lui. Souvent, le rire est entravé par des obstacles qui se posent devant lui : la société, les relations sociales, l’objet du rire, la religion et les conséquences qu’il peut entraîner.

    Le rire se heurte donc à de nombreuses limites : souvent nous ne mesurons pas les conséquences du fait de vouloir rire de tout, sans réfléchir à l’idée que nous soutenons.

     

    Conclusion

    Au cours de notre développement, nous avons constaté que le rire est subversif et qu’il est un outil utilisé au sein des sociétés afin de parler de tous types de problématiques. Il est le propre de l’homme, comme le disait Rabelais, car le rire ne peut exister sans l’idée qu’il véhicule. Il est donc une source de liberté, car il permet de renverser nos codes, nos normes et nos valeurs. Cependant, le rire a des limites et nous avons vu qu’il peut être entravé par des obstacles. Comme le dit Pierre Desproges : «On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde !» Nous ne pouvons rire de tout, certes, mais en en payant le prix fort, souvent. Ce qui nous amène donc à la question suivante : devons-nous avoir peur de rire de tout ?

     


     Elise H.S, 204.